Les temps changent, ma bonne dame !
Petit sujet pour nous changer un peu de la politique, sans pour autant nous en éloigner totalement puisque nous allons parler ce soir de l'école. De l'école d'avant, quand l'école, justement, ne ressemblait pas encore à un bunker, quand on n'avait pas besoin de rappeler aux enfants qu'ils devaient se lever lorsque le maître entrait dans la salle de classe, quand il ne serait pas, non plus, venu à l'idée à des enfants de sécher les cours autrement qu'à la demande de leurs parents ! Car à Trégarvan dans le Finistère, au début du siècle, quand il arrivait qu'un jeune garçon sèche les cours plusieurs jours d'affilée, le plus souvent c'était parce que son père lui avait demandé de l'aider aux champs.
Qu'est-ce qu'ils faisaient sinon, les mômes, à Trégarvan, dans les années 1900-1920 ? Ben les garçons, ils jouaient probablement à la toupie ou aux billes, avec des glands peut-être, des noisettes ou quelque chose comme ça, ou alors ils fabriquaient des jouets en bois avec un petit canif, comme on vous l'apprend quelques kilomètres plus loin au "musée des vieux métiers vivants" d'Argol... Pour les filles par contre, le jeu à la mode c'étaient les balles. On vend aujourd'hui au "musée de l'école rurale" de Trégarvan de petits livrets faits avec les moyens du bord, qui expliquent la vie de l'époque vue par les profs et par les élèves. C'est dans ces petits livrets, notamment, qu'on apprend que les balles des filles c'était tout un programme : moins la petite fille avait de sous, plus la balle qu'elle pouvait s'offrir était petite, et moins elle rebondissait, ce qui fait que les petites filles dont les parents étaient trop pauvres ou qui n'avaient pas d'argent pour s'offrir la balle la plus petite et qui rebondissait le moins fabriquaient des balles avec de la laine, qu'elles assemblaient en y ajoutant des motifs pour qu'elles soient plus jolies. Evidemment, pas question de jouer quand il avait plu ! A part ça, la pluie, on n'en faisait pas tout un cinéma à l'époque : quand on avait les pieds vraiment trop humides, on allait simplement les réchauffer en restant quelques instants à-côté du poële, vers le bureau du maître.
Question emploi du temps, on suivait des cours de morale, d'instruction civique, d'économie domestique ou alors des "leçons de choses", et le vendredi matin il y avait un cours de vingt minutes sur l'antialcoolisme, fléau de l'époque qui touchait d'abord la Normandie et ensuite la Bretagne d'après ce qu'on raconte. Important, l'antialcoolisme, parce que le cidre c'est bien bon mais ça fait salement pourrir les chicots...
Si l'antialcoolisme était presque devenu l'équivalent d'une cause nationale en Bretagne au début du siècle, l'alphabétisation n'en était pas moins la priorité absolue de l'Etat, suite aux recensements effectués par l'administration lors des incorporations qui laissaient apparaître un nombre inquiétant d'analphabètes.
Eduquer les jeunes, amener la lecture et l'écriture jusqu'aux régions les plus reculées de France, cela avait été l'un des grands combats entamés par Jules Ferry, qui se poursuivait toujours quarante ans après. Un bien grand homme par certains côtés, le Jules, mais aussi un abominable raciste, diraient sans doute ceux qui cent-vingt ans plus tard liraient certains textes fort nauséabonds commis par le personnage, qui parlait avec le même aplomb que le baron de Coubertin des droits légitimes des races supérieures sur les races inférieures, qui à l'époque étaient déjà les autres...
Pour tout dire, pourtant, je préfère de loin un personnage comme Jules Ferry à la plupart des hommes politiques actuels, parce que tout en pouvant être très con (voire exceptionnellement con, parfois), Jules avait le courage de dire ce qu'il pensait, aussi parce que d'après le peu que j'en sais, Jules faisait ce qu'il disait, à l'inverse des lavettes qui prétendent nous gouverner aujourd'hui.
Il y avait beaucoup de gens comme Jules, en ce temps-là, qui d'ailleurs ne partageaient pas forcément les mêmes idées que lui (Clémenceau, son ennemi juré, le pousse à la démission en 1881), et bien sûr il ne se trouvait pas un trou du cul pour dire qu'il fallait peut-être "envisager de revenir aux fondamentaux de l'éducation", ou une autre connerie du même genre... L'éducation, on la faisait, au lieu de passer ses journées à en parler ! On peut en penser ce que l'on veut, les Darcos et les Pécresse d'aujourd'hui ne sont même pas des insectes à côté de gens comme Jules Ferry, Georges Clémenceau et d'autres pointures (nombreuses) de l'époque.
Les temps changent, ma bonne dame, et même si on ne sait jamais ce qui nous attend demain, ce qui nous reste d'hier nous inclinerait plutôt à penser que demain... ce sera pire.
Extrait d'une lettre adressée aux instituteurs par Jules Ferry (source : Wikipedia)
Monsieur l'Instituteur,
L'année scolaire qui vient de s'ouvrir sera la seconde année d'application de la loi du 28 mars 1882. Je ne veux pas la laisser commencer sans vous adresser personnellement quelques recommandations qui sans doute ne vous paraîtront pas superflues, après la première expérience que vous venez de faire du régime nouveau. Des diverses obligations qu'il vous impose, celle assurément qui vous tient le plus au cœur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci, c'est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l'éducation morale et l'instruction civique : vous me saurez gré de répondre à vos préoccupations en essayant de bien fixer le caractère et l'objet de ce nouvel enseignement ; et, pour y mieux réussir, vous me permettrez de me mettre un instant à votre place, afin de vous montrer, par des exemples empruntés au détail même de vos fonctions, comment vous pourrez remplir, à cet égard, tout votre devoir, et rien que votre devoir.
La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d'une part, elle met en dehors du programme obligatoire l'enseignement de tout dogme particulier ; d'autre part, elle y place au premier rang l'enseignement moral et civique. L'instruction religieuse appartient aux familles et à l'église, l'instruction morale à l'école. Le législateur n'a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute il a eu pour premier objet de séparer l'école de l'église, d'assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus : celui des croyances, qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances, qui sont communes et indispensables à tous, de l'aveu de tous. Mais il y a autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale, et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n'hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer. Pour cette partie capitale de l'éducation, c'est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l'enseignement religieux, on n'a pas songé à vous décharger de l'enseignement moral : c'eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l'instituteur, en même temps qu'il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage ou du calcul. [...]