Arnold
Faut-il encore expliquer pourquoi je suis absent depuis, ça fait combien maintenant, quatre jours ?
Inutile : mes lecteurs habituels l'auront compris, ou pressenti. Sans rien savoir, pour autant, du triste sort qui est le mien.
Racontons l'essentiel : ça fera toujours quelque chose à lire, en attendant que nous puissions regagner notre poste...
Ben oilà : alors que je pensais pouvoir lui faire face, Arnold a pour l'instant pris le commandement du navire (il y aura à peu près une semaine demain, en fait), me faisant boucler à fond de cale après avoir poussé tout mon équipage à la mutinerie. Jusqu'à mon officier en second, que j'ai le sentiment de n'avoir plus vu depuis des lustres !
Régime de faveur pour l'ancien capitaine que je croyais être : je suis nourri, plus que je ne me nourris, du pain sec et de l'eau qu'on veut bien me jeter, quand on se souvient que dans les profondeurs du bâteau, croupit une ombre qu'on ne vient plus voir que pour la railler... Et quand je crois enfin échapper à tout ça, je me réveille, entendant ceux qui étaient mes hommes danser sur le pont, tels des diables qui auraient jeté leur maître par-dessus bord, ou qui auraient signé un pacte pour servir Arnold, que malgré les planches qui nous séparent, je sens jouir de me savoir enfermé depuis si longtemps.
Il en profite, le scélérat ! Faisant parfois totalement arrêter le navire, quand à d'autres moments, il ne le précipite pas dans des creux de dix mètres, prenant un malin plaisir à me rappeler que pour l'instant, c'est lui et lui seul qui tient la barre : il en donne un coup à droite, qui me fait à chaque fois rouler comme un ballot, puis il en donne un coup à gauche, me faisant glisser comme un savon sur un parquet humide... Un jeu dont il ne va jamais se lasser ?
Si, malgré tout, j'arrive parfois à fermer l'oeil, je ne puis bien sûr plus écrire dans ma cabine, que le fou a dû transformer en porcherie ou en réserve de rhum... Comment le saurais-je ! Il y a si longtemps que je n'y ai plus mis les pieds... Mais cela ne saurait durer éternellement ! NON !
Il me faut être patient, compter sur la chance... Profiter d'un moment d'inattention de la bête ! Quand j'aurai réussi à me défaire de mes colliers et des mes chaînes, je gagnerai l'escalier, le même qui, pour l'instant, ne me laisse entrevoir que la lumière du jour, quand en se riant de moi, on vient me jeter ma modeste pitance ! C'en sera alors fini d'Arnold, de ses bombances, de ses tourments !!!
Entrouvrant la trappe au sommet de l'escalier, je guetterai l'approche du vide-bouteilles, attendant qu'après une énième soirée de beuverie, celui qui n'est habituellement qu'un passager clandestin passe à ma portée... Je bondirai alors hors de ma cache, me saisissant de lui et m'emparant aussitôt du mousquet qu'il portera à la ceinture : celui-là même dont il m'a fait délester (!), avant qu'on me jette au fond de l'abîme ! Alors, sans laisser à la bête le temps d'esquisser un grognement, je la basculerai à son tour dans le trou dont elle n'aurait jamais dû sortir, refermant sur elle la trappe qui m'aura conduit vers la liberté !
Ce sera terminé ! Jusqu'à... ce que ça recommence. Parce qu'il ne sert à rien d'entraver Arnold. Parce qu'on ne peut pas le tuer non plus... Et parce que la vocation d'une trappe, qu'on le veuille ou non, c'est toujours de s'ouvrir et de se refermer.
... Fumier d'Arnold !
Arnold - http://www.santeguerir.fr/contenu.php?id_guerir=6379
Photo : Mister Hyde, interprété (de même que le personnage du docteur Jekyll) par Spencer Tracy dans une adaptation cinématographique qui date de 1941. Incontestablement l'une des meilleures de toutes, qui rend on ne peut mieux compte de l'esprit véritable du roman, avec un Jekyll contrôlé, autant qu'il est dépassé, par un double monstrueux qu'il ne peut pas se résoudre à supprimer, et un Hyde au moins aussi inhumain que celui de Stevenson (= si je devais donner un visage à Arnold, il ressemblerait probablement à quelque chose comme ça... Une bête immonde, qu'on devrait pouvoir terrasser en cessant simplement de prendre une potion -quel pied ce serait- !).
P.-S. : comme d'hab', remise en route du glub et de tout le reste quand j'aurai bouclé Arnold à fond de cale. 'Sais pas quand... Il est vraiment "déchaîné" ces temps-ci !